Suite à son article "Dieu est-il incompréhensible ?" j'ai demandé à Franz-Olivier GIESBERT, Rédacteur en chef de "Le Point" de lui transmettre mon commentaire ci-dessous. Pour la forme évidemment, car je n'en espère pas de réponse ...
Bonjour Monsieur Jean-Luc MARION,
J'ai lu avec attention et intérêt votre article dans LE POINT (que je remercie !) : « Dieu est-il incompréhensible ? », et me permets d'exprimer un point de vue différent, celui d'un Belge, ancien croyant protestant « libéral », jusqu'à 21 ans, athée à 24 - j'en ai 73 -.
Je serais sans doute resté croyant si je n'avais pas eu la chance de découvrir avant l'âge de 25 ans, non seulement les alternatives laïques qui m'avaient été occultées jusqu'en 1960, mais surtout les premières études relatives à l'origine psychologique, éducative et culturelle de la foi, paradoxalement via le chanoine Antoine VERGOTE, toujours vivant, professeur émérite à l'Université catholique de Louvain (« Psychologie religieuse, 1964 »), ainsi que par la lecture des ouvrages de feu le docteur Paul CHAUCHARD, neurophysiologiste catholique, avec qui j'ai correspondu, et de ceux du psychiatre juif Henri BARUK, notamment.
Nos parcours intellectuels et spirituels sont totalement différents mais il me semble instructif et donc enrichissant de les comparer point par point.
Revenons à votre article, et aux commentaires qu'il me suggère :
« L'homme est-il un animal religieux ? ».
Les références de la Grèce antique ne sont plus d'actualité. Je pense que nous naissons tous « a-thées» : avez-vous remarqué, ce qui n'avait pas échappé à Antoine VERGOTE, sans doute à son grand dam, que chez les enfants de parents athées, la foi n'apparaît pas spontanément (sauf influences extérieures prosélytes) ? Les références abondent : je les tiens à votre disposition.
Les athées ouverts aux apports des neurosciences, dont je suis, ne se définissent plus « par la référence négative envers la possibilité que Dieu existe ». Il est entendu qu'aucune inexistence n'est démontrable, sauf en mathématiques, mais compte tenu que « Dieu » n'a jamais donné le moindre indice concret de son existence réelle et incontestable, et des observations neuroscientifiques, ces athées lui accordent cependant une existence subjective, imaginaire et donc illusoire. J'y reviens dans un article de mon blog, mentionné in fine, si du moins vous êtes curieux d'en prendre connaissance, sans chercher à vous convaincre que je puisse avoir « raison », cela va sans dire.
« L'analogie du rapport amoureux » avec la sensibilité religieuse est pertinente, du moins sous l'angle de leur « localisation » voisine dans le cerveau émotionnel.
« Notre rapport avec Dieu » ne relève pas d'une « connaissance par incompréhension », mais des traces indélébiles que laissent, fût-ce à des degrés divers et inconsciemment, dans le cerveau émotionnel puis rationnel, une éducation religieuse unilatérale, voire communautariste, confortée par un milieu croyant occultant les alternatives, surtout non confessionnelles.
Les athées ne veulent pas « vérifier, prouver, constituer, démontrer », mais seulement essayer de comprendre les processus évolutifs qui ont permis aux premiers hominidés de compenser leur faiblesse corporelle, en développant la bipédie, l'hypertrophie du néocortex et l'acquisition du langage, les rendant alors capables d'imaginer un nouveau mécanisme de défense : le recours à des dieux, puis à un seul, dont ils tentaient d’apaiser la colère, ou de gagner les faveurs, par des sacrifices.
Ne pas « faire de Dieu un objet d'étude comme un autre», « accepter les paradoxes inévitables (...) : connaître sans comprendre, aimer avant et pour connaître », ce serait à mes yeux le considérer comme « inconcevable, incompréhensible », définitivement mystérieux, et donc renoncer à utiliser notre intelligence. «Vraiment rien à voir avec la « pornographie » !
« Penser Dieu » me semble antinomique : la pensée relève du cerveau rationnel, tandis que la croyance en un dieu, quel que soit son nom, procède d'abord et surtout du cerveau émotionnel, fût-elle rationalisée a posteriori.
Les « valeurs » morales, que vous mettez de manière surprenante sur le même plan que les valeurs financières, ont soit un fondement religieux, fondé sur la soumission à des commandements et à des interdictions, soit sur un fondement laïque, fondé sur l'autonomie de la conscience et sur la responsabilité individuelle.
« La question de Dieu ne met pas (...) en crise celui qui pose la question ».
«Reconnaître Dieu », fût-ce par une « expérience « s'attestant elle-même dans la rencontre d'un interlocuteur, non compréhensible comme objet, mais qui ne cesse de déployer sa cohérence », aussi bénéfique soit-elle, ne prouve que son existence subjective. La « vérité » n'est jamais que personnelle, partielle et donc provisoire.
Il est vrai qu' « une recherche scientifique porte sur des objets », et que « Dieu n'appartient pas à l'objectivité ». En revanche, sont de plus en plus observables scientifiquement non seulement le fonctionnement neuronal d'un cerveau en prière ou en méditation, mais aussi, sociologiquement, la corrélation flagrante entre un milieu religieux exclusif et la persistance de la foi.
« La croyance en Dieu n'ouvre-t-elle pas la porte par définition à l'irrationnel » ?
Je pense que toute croyance est irrationnelle, parce que l'irrationalité est un mode de fonctionnement cérébral atavique et élémentaire, répondant aux incertitudes, quelles qu'elles soient.
Michel de PRACONTAL écrit dans « L'imposture scientifique en dix leçons » (2005), page 141 : « La pensée magique n'a jamais disparu de nos cultures supposées modernes et rationnelles, probablement parce qu'il s'agit d'un mode de raisonnement inhérent à la condition humaine. La pensée dite rationnelle n'a rien de naturel, c'est une construction, une ascèse, un exercice qui demande un travail continuel. L'éternel « retour de l'irrationnel » n'est en fait que la manifestation récurrente d'une forme de pensée qui ne nous a jamais quittés ». Sauf que, comme le constate la psychosociologie, cette prédisposition religieuse ne s'actualise qu'au sein d'un environnement croyant unilatéral, à la fois éducatif et culturel.
« La foi n'exclut-elle pas la raison » ?
« L'élargissement de la rationalité depuis un siècle » n'avait évidemment pas pour but de permettre « une meilleure approche de la Révélation » !
La raison, qui se veut objective, est-elle conciliable avec la foi, qui est subjective ? La science, qui se veut rationnelle et qui se fonde sur l’observation des faits et sur l’expérimentation, est-elle compatible avec la religion, qui se fonde sur la foi en un « dieu révélé » ? Une croyance telle que le créationnisme (ou sa variante, le
« dessein intelligent »), est-elle conciliable avec l’évolutionnisme, qui n’est même plus une théorie mais un fait d’observation flagrant ?
A mes yeux d’athée, les arguments des croyants, par exemple le recours à un dieu, ou à un grand architecte ou à un grand horloger pour les déistes, ou encore l’harmonie apparente du monde, etc., sont anthropomorphiques. Ce sont des pétitions de principe, tout comme l'argument ontologique de Saint Anselme pour prouver l'existence de Dieu.
L’ « argument » le plus subtil et le plus fréquemment évoqué par les croyants, c’est que la science et la raison s’occupent du « comment », tandis que la religion et la foi s’occupent du « pourquoi ». Et comme les unes et les autres se situent à des niveaux différents, elles seraient complémentaires et donc conciliables. Mais j'y vois une pirouette jésuitique, parce que cela voudrait dire qu'il suffirait de changer de point de vue, ou de lunettes, pour que deux hypothèses contradictoires puissent être vraies en même temps, alors que logiquement, l’une d’elles doit être vraie, et l’autre fausse.
Les dogmes fondamentalistes de « l'eucharistie , de la Résurrection , de l''Immaculée conception, de la Création, d'une « re-Création », etc.» défient la raison et accélèrent la chute vertigineuse de la religiosité, du moins dans la majorité des pays intellectualisés. Etant contre-productifs, je m'étonne donc que vous les évoquiez encore, et que vous tentiez même de les rationaliser.
Il va de soi que je ne cherche pas à vous convaincre que mon point de vue soit plus pertinent que le vôtre (je le respecte, tout en le critiquant), mais je serais heureux de lire votre commentaire, et vous en remercie déjà.
Cordialement,
Michel THYS
à Ittre (Belgique).
http://michel.thys.over-blog.org/article-une-approche-inhabituelle-neuroscientifique-du-phenomene-religieux-62040993.html